Quel est le problème dans le monde de la recherche ?

Si nous créons un un Groupe de Travail sur l'Égalité à I3S, c'est qu'il y a du travail ! Du travail sur un problème auquel la société fait toujours face et dont nous, membres de I3S, ne sommes ni exempts ni étrangers.
Or, quand on parle d'Égalité femmes-hommes dans nos sociétés occidentales où l'égalité formelle en droits est acquise, le problème peut être difficile à cerner. En particulier dans notre monde de la recherche académique, où nous avons bien souvent un niveau de Bac+5 ou Bac+8, et où nos salaires sont fixés par une grille de la fonction publique, le problème peut paraître encore moins tangible et les causes de déséquilibres flagrants, comme la fraction d'étudiantes en STIC (informatique-électronique), bien floues.

Alors commençons par des chiffres descriptifs :

  • à I3S, 73,9% des personnels de recherche sont des hommes, 78% des titulaires sont des hommes, 90% des CR et DR sont des hommes ;
  • à l'université en France, 68% des étudiant·es en Sciences Technologies Ingénierie et Mathématiques sont des hommes [MESRI2020, page 15], tous domaines confondus, 62% des personnels enseignants titulaires sont des hommes [MESRI2020, page 34], entre 77% et 81% des personnels enseignants-chercheurs sont des hommes en Sciences de l'ingénieur, Physique et Mathématiques & Informatique [MESRI2020, page 37] ;
  • au lycée seulement 2,6% des lycéennes de première générale ont choisi l'option Numérique et Sciences Informatiques (NSI) en 2020, contre 15,6% des lycéens [Etudiant2020]. Entre 1ère et Terminale, 50% des lycéennes abandonnent l'option, contre 30% des lycéens [MEN2020].

Il apparaît donc vain de miser sur un glissement de la pyramide des âges pour que la situation, à I3S et ailleurs, tende vers l'équilibre.
La question est alors : pourquoi ? Quelles sont les causes de déséquilibres si marqués et persistants ?
Et une des questions qui vient immédiatement à l'esprit est : y a-t-il à un moment un traitement inégal des femmes par rapport aux hommes ? Ou bien la raison de leur absence dans nos domaines STIC est uniquement du fait de leur choix personnels d'orientation à chaque étape de leur vie ?

Cette question cruciale est heureusement l'objet de travaux scientifiques, notamment dans les domaines de la psychologie expérimentale, de la cognition sociale et des neurosciences. Évoquons dans le reste de cette page 3 travaux.

  • Le premier [Huguet2009] examine l'impact du stéréotype « les filles sont moins bonnes en maths, les garçons moins bons en dessin » sur les élèves de collège eux-mêmes.

Les deux travaux suivants examinent les conséquences des stéréotypes sur le recrutement et la promotion des femmes dans l'univers de la recherche scientifique. En particulier, ils mettent en lumière la divergence entre le registre explicite des preneurs de décision (chercheu·se·rs et comités), contrôlé par une norme d'acceptabilité sociale (ce qu'on peut dire, ce qu'on devrait penser), et le registre implicite qui impacte les décisions effectives.

  • Le deuxième [Moss-Racusin2012] montre qu'un panel d'universitaires de prestigieuses universités ont de forts biais de recrutement lors de l'analyse de CV d'étudiant et étudiante de master en sciences, alors que seul le prénom diffère.
  • Le troisième montre que l'ensemble des jurys du CoNRS pour la promotion DR exhibe des niveaux de stéréotypie implicite aussi élevés que dans la population générale, et que cette stéréotypie implicite se traduit en biais décisionnel discriminant à l'encontre des femmes, mais seulement quand les jurys trivialisent l'idée des biais sexistes et ne reconnaissent pas l'existence de barrières externes pour les femmes. Ceci permet d'identifier les actions à mener au sein des établissements de l'ESR pour éviter l'apparition de cette condition.

Counter-stereotypic beliefs in math do not protect school girls from stereotype threat

[Huguet2009] Huguet, P., Régner, I., Counter-stereotypic beliefs in math do not protect school girls fromstereotype threat, Journal of Experimental Social Psychology (2009).
[Le texte ci-dessous est largement repris de la présentation d'Isabelle Régner ici, dont la version longue est ici]

Préambule sur les clichés

La société est pétrie de clichés : les filles seraient nulles en maths, moins « techniques », ne sauraient pas bien conduire, etc. Ces clichés nous font souvent sourire, et génèrent parfois des débats houleux, mais font moins sourire lorsqu'ils sont à la source explicite ou implicite de décisions. Ces clichés sont un objet d'étude scientifique : ce sont des stéréotypes sociaux. Un stéréotype social est un ensemble de croyances plus ou moins partagées à propos de caractéristiques, compétences ou incompétences, potentiels ou intérêts, que possèderaient des individus en raison de leur appartenance à un groupe (auquel les individus appartiennent indépendamment de leur volonté - sexe, couleur de peau, handicap, etc.). Ainsi, les hommes sont généralement pensés comme compétitifs, audacieux, forts en maths, tandis que les femmes sont pensées plus sensibles, émotives, irrationnelles, bonnes en lettres mais nulles en maths.

Ces stéréotypes posent 3 problèmes. D'abord 2 évidents : ce sont des sur-généralisations et c'est caricatural, et ça véhicule l'idée d'une infériorité biologique des femmes (qui auraient des cerveaux différents). Par souci de clarté, mentionnons que ce dernier point a été formellement réfuté par les neurosciences (voir [Vidal2019] et les références à l'intérieur). Mais le 3ème et bien moins évident problème que posent ces stéréotypes sociaux, c'est qu'ils sont tellement présents dans la société, que même si l'on est en fort désaccord avec, ils sont ancrés dans notre mémoire à long terme, et donc soumis au fontionnement de la mémoire comme n'importe quelle autre information qui y est stockée : ils peuvent être automatiquement activés par des éléments apparaissant dans notre environnement. Ainsi, quand on est dans un environnement où on mesure une compétence ciblant un domaine où l'on subit un stéréotype négatif (par exemple une élève passant un test de maths), alors il y a activation automatique du stéréotype : en plus du stress normal, on gère un stress supplémentaire accaparant la mémoire et interférant dans le fonctionnement cognitif, ce qui peut mener à des résultats plus faibles. C'est ce qui est montré dans l'étude présentée dans [Huguet2009].

Résultats

Dans [Huguet2009], Pascal Huguet et Isabelle Régner ont réalisé une étude avec 200 élèves de 6ème et 5ème. Une tâche de reproduction de forme géométrique leur était assignée. À la moitié des élèves, la tâche était présentée comme un test de maths. A l'autre moitié, elle était présentée comme un test de dessin. Seul un mot de l'énoncé est modifié. Dans la moitié avec l'énoncé mentionnant les maths, les filles ont eu des résultats significativement plus bas que ceux des garçons. Dans la moitié avec l'énoncé mentionnant le dessin, l'inverse se produit : les garçons ont eu des résultats significativement plus bas que ceux des filles.

2 conclusions en sont tirées :

  • Cela infirme, s'il en était besoin, l'hypothèse biologique comme raison de la moins bonne performance en maths.
  • Cela montre la notion de « menace du stéréotype » : un stéréotype agit sur un individu comme une prophétie auto-réalisatrice, puisque la contre-performance est seulement due au contexte que nous créons et que nous véhiculons, mais cette contre-performance vient souvent renforcer le stéréotype dans l'esprit des évaluateurs et des élèves. Les stéréotypes ne sont donc pas inoffensifs et portent alors bien moins à sourire.

Dans des études suivantes en neurosciences comme [Forbes2014], analyses EEG ou imagerie IRM ont révélé que des zones spécifiques du cerveau sont actives en fonction des cas : quand un individu passe un test où on lui annonce en préambule que les performances de son groupe sont moins bonnes que celles attendues selon le stéréotype (par exemple des étudiants en maths à qui on dit que sur ce test, il n'y a pas de différence de résultat entre hommes et femmes, ou encore que des asiatiques font partie des compétiteurs), alors une zone propre au stress émotionnel est activée (gyrus frontal médian côté droit), mais également une zone spécifique au cas où les informations entrantes sont en conflit avec les informations mémorisées, c'est-à-dire avec les croyances personnelles (cortex cingulaire antérieur).

Science faculty's subtle gender biases favor male students

[Moss-Racusin2012] Moss-Racusin, Corinne A., John F. Dovidio, Victoria L. Brescoll, Mark J. Graham, and Jo Handelsman. “Science faculty's subtle gender biases favor male students.” Proceedings of the National Academy of Sciences 109, no. 41 (2012): 16474-16479.
[Le texte ci-dessous est largement repris de la présentation de Pascal Huguet]
Cette étude a été réalisée dans 6 universités intensives en recherche aux Etats-Unis et a inclus 127 participant·es chercheuses et chercheurs en biologie, chimie et physique. Ils et elles devaient évaluer la candidature (fictive) d'un étudiant ou une étudiante de master pour un recrutement au sein du laboratoire à un poste de « management » visant à développer un programme de mentorat auprès des étudiant·es de premier cycle en sciences.
Pour cette évaluation, les CV fournis pour la candidate et le candidat étaient strictement identiques, à l'exception du prénom : féminin (Jennifer) ou masculin (John). Une moitié aléatoire des évaluateurs examinaient le CV avec le prénom féminin, l'autre moitié celle avec le prénom masculin.

Résultats

En dépit de l'utilisation d'un CV strictement identique à l'exception du prénom, les résultats montrent des évaluations de compétence plus favorables à John qu'à Jennifer, John est aussi doté d'un potentiel d'évolution supérieur à celui de Jennifer, et les participants attribuent à John un salaire annuel en moyenne supérieur de $3500/an à celui qu'ils attribuent à Jennifer.
Il apparaît aussi que les jugements sur la compétence jouent bien un rôle causal dans la décision de recruter John plutôt que Jennifer, alors que les compétences affichées dans le CV sont exactement les mêmes.
Autre résultat important : le genre de l'évaluateur ou évaluatrice n'a pas d'effet sur les résultats, les hommes et les femmes montrant donc les mêmes biais de genre dans l'évaluation des CV.

Committees with implicit biases promote fewer women when they do not believe gender bias exists

[Regner2019] Committees with implicit biases promote fewer women when they do not believe gender bias exists, Isabelle Régner, Catherine Thinus-Blanc, Agnès Netter, Toni Schmader et Pascal Huguet. Nature Human Behaviour, 2019.
[Le texte ci-dessous est largement repris de la présentation de Pascal Huguet]
Cette enquête de grande échelle a été réalisée sur 2 ans sur l'ensemble des jurys du CoNRS pour les promotions au grade de Direct·eur·rice de Recherche (DR), comptant 414 membres.
C'est une des premières enquêtes de ce genre, examinant des recrutements réels (et pas fictifs sans enjeu comme dans [Moss-Racusin2012] dans la recherche publique et à l'échelle nationale.
La représentation des femmes dans le corps DR est très faible dans toutes les disciplines du CNRS : la parité n'est atteinte que dans une seule section, et seules 13 sections sur 40 dépassent la barre des 30% :

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Proportion de femmes « chercheuses »

Pris de [Régner2019].

2 ensembles de mesures ont été collectés sur les jurys à priori, pour être ensuite corrélées avec leurs décisions de classement :
1. Mesures explicites :
Questionnaires demandant d'estimer les causes de la sous-représentation des femmes au plus haut niveau de la hiérarchie des postes de chercheur, ainsi que la probabilité de réussite dans chaque discipline.
Cependant avec les questionnaires, les réponses fournies sont généralement régulées par une norme de désirabilité sociale, les réponses données étant souvent socialement acceptables et pas nécessairement fiables (les individus peuvent aisément cacher le fond de leur pensée, consciemment mais souvent inconsciemment).
2. Mesure implicites :
Les mesures implicites testent des automatismes cognitifs, donc difficiles à contrôler et réprimer, même quand ils ne sont pas socialement acceptables - les réponses sont donc moins biaisées.
Un test d'association implicite (IAT) est une tâche de classement de mots présentés au centre de l'écran dans des catégories sémantiques évidentes situées à droite ou à gauche de l'écran le plus vite et avec aussi peu d'erreur que possible. Le placement des catégories sémantiques des deux côtés peuvent être compatibles (les catégories "hommes" et "sciences" du côté opposé aux catégories "femmes" et "lettres") ou incompatibles avec le stéréotype de genre en sciences ("femmes" du côté de "sciences" et "hommes" du côté de "lettres").  Dans la population générale, les individus testés sont très rapides sur les essais compatibles avec le stéréotype, et fortement ralentis sur les essais incompatibles avec le stéréotype.
Score IAT = (tps rép pour assoc incomp avec stéréotype - tps rép pour assoc comp avec stéréotype) / écart type des temps de rép

Un score positif statistiquement significatif révèle un « retard à l'allumage » pour associer « femmes » avec « sciences » par rapport à « hommes » avec « sciences ». Il traduit que le stéréotype est bien installé dans les réseaux de la mémoire sémantique, mémoire par laquelle l'individu stocke ses connaissances générales sur le monde et ses concepts abstraits. Même si certaines personnes devinent ce qu'on mesure, elles ne parviennent pas pour autant à accélerer, et se heurtent à la réalité de leurs réseaux semantiques dans lesquels les connexions entre « hommes » et « sciences » sont bien plus fortes qu'entre « femmes » et « sciences ». Or, c'est la force des connexions entre concepts en mémoire sémantique qui détermine en grande partie la vitesse de réponse au test. Ces tests sont donc très fiables pour tester ce qui est appelé le niveau de stéréotypie implicite.
Soulignons que les IAT existent pour nombres types de biais et peuvent être passés sur implicit.harvard.edu.

- Résultats des mesures implicites sur les jurys du CoNRS :
Tous les jurys montrent des taux de stéréotypie implicite équivalents à ceux de la population générale :

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Taux de stéréotypie implicite

Pris de [Régner2019].

La question est donc de savoir si cette stéréotypie implicite impacte les décisions de classement, et si oui dans quelles conditions.
À noter : le niveau de stéréotypie est plus fort chez les hommes que chez les femmes, mais il est statistiquement significatif pour tous les groupes de sexe et tous les jurys.
Ceci est important : on imagine souvent que la parité dans les jurys assure une meilleur équité des décisions. Les femmes montrent aussi de la stéréotypie implicite, et l'analyse des décisions ne montre pas de différence, comme dans [Moss-Racusin2012] discuté plus haut.

- Résultats des mesures explicites sur les jurys du CoNRS :
Les questionnaires ne révèlent pas de jugement explicite défavorable aux femmes s'agissant de leur probabilité de succès dans les différentes disciplines scientifiques.
Cependant la moitié des jurys résistent à l'idée que la sous-représentation des femmes dans le corps des DR puisse traduire une discrimination (alors que tous les jurys montrent des taux significatifs de stéréotypie implicite).

La question est alors : Quelles relations statistique existe t-il entre la stéréotypie implicite, les réponses explicites, et la proportion de femmes classées admissibles DR ?

Résultats sur les décisions de classement :

Une analyse statistique détaillée (contrôlant de nombreux paramètres, dont la proportion de candidates dans les sections) montre que :

  • La composition sexuée des jurys n'a aucun effet sur les décisions.
  • Plus les jurys montrent un niveau élevé de stéréoptypie implicite, ET trivialisent ou doutent de l'idée d'une discrimination des femmes au moment des concours, moins ils promeuvent de femmes.
  • Les jurys qui, tout en montrant un score de stéréotypie implicite élevée, reconnaissent l'existence d'obstacles externes à la réussite des femmes, ne prennent pas de décisions biaisées.

Mentionnons également que la 1ère année, aucun biais décisionnel associé à la stéréotypie implicite n'a été détecté, quand les membres de jury se savent potentiellement observés. La 2ème année, quand les membres pensent l'étude terminée, les biais apparaissent.

De la nécessité du GT Égalité I3S

Les conditions exactes dans lesquelles la stéréotypie implicite se traduit en biais décisionnels discriminant les femmes ont donc été identifiées (pour les jurys DR du CoNRS).
Cette étude montre qu'il est possible de corriger cette discrimination si les jurys prennent conscience de l'impact de la stéréotypie implicite et prennent connaissance des résultats montrant cette discrimination effective.
À la suite de cette étude, Isabelle Régner, professeure en psychologie expérimentale et neurosciences sociales et Vice-Présidente Égalité Femmes Hommes et Lutte contre les Discriminations pour Aix-Marseille Université, a mis en place une sensibilisation au biais de recrutement pour les comités de sélection d'enseignant·es-chercheu·se·rs, étendue en 2021 à l'ensemble des comités de AMU. Université Côte d'Azur, à travers notamment notre VP Véronique Van De Bor, travaille activement à une la mise en place de telles actions.

Le GT Égalité I3S s'attache donc à surveiller les résultats scientifiques obtenus dans les champs de la cognition sociale et psychologie expérimentale notamment, et à adosser ses propositions d'actions à des résultats scientifiques montrant l'efficacité de certains types d'interventions. En commençant par faire connaître ces travaux et les suivants dans ces pages. Vous pouvez tous les retrouver ici., et des ressources recommandées pour les comités de sélection sont disponibles ici.

Pour aller plus loin : résultats d'études sur les biais de genre en recherche

Résultats préliminaires du projet ANR GIGA: Gender Bias in Grant Allocation (2019-2023) présentés au colloque ANR Genre en Recherche par Patrick Llerena en Décembre 2020.
Les données analysées sont issues des comités du programme européen EUROCORES SCHEME actif de 2003 à 2010, couvrant tous les champs disciplinaires, impliquant 2246 reviewers et 829 comités examinant 1642 projets soumis par 10533 chercheurs et chercheuses.
L'analyse sémantique des textes des reviews ne fait pas apparaître de biais de genre.
En revanche, l'analyse des scores mis par les reviewers indiquent qu'en physique et ingénierie, la fraction de femmes dans le consortium prédit négativement les scores obtenus. L'inverse se produit en sciences de la vie, où en revanche le fait que la personne coordonnant le projet soit une femme prédit aussi négativement les scores obtenus. Aucun des deux phénomènes n'apparait en SHS.
Ces résultats soulignent de nouveau la différence entre le registre explicite (ce que l'on formule dans le discours) et le registre implicite (les biais implicites à l'œuvre dans la note donnée).
Quantitative evaluation of gender bias in astronomical publications from citation counts
Caplar et al. dans [Caplar2017] montrent que les articles d'astronomie rédigés par des femmes reçoivent 10,4 ± 0,9 % de citations de moins que ce qui serait attendu si les articles ayant les mêmes caractéristiques étaient rédigés par des hommes.

Références